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La petite Mu qui plume
25 février 2013

Vipère au poing

Un classique que je découvre et que je ne trouve pas si facile. Disons, par rapport à ce que je m'étais imaginée. Je n'en connaissais en fait que certains extraits, glanés çà et là dans certains manuels scolaires. Je les trouvais vifs, au style enlevé, de petites scènes de vie très réussies, notamment la suivante : 

    "Mme Rezeau se contint jusqu'au palier. Mais là... les pieds, les mains, les cris, tout partit à la fois. Le premier qui lui tomba sous la patte fut Cropette et, dans sa fureur, elle ne l'épargna point. Notre benjamin protestait en se couvrant la tête :
      "Mais, maman, moi, je n'y suis pour rien."
      Petit salaud qui l'appelait maman ! Folcoche le lâcha pour se ruer sur nous. Remarquez que, d'ordinaire, elle ne nous battait jamais sans nous en donner les motifs. Ce soir-là, aucune explication. Elle réglait ses comptes. Frédie se laissa faire. Il avait un chic particulier pour lasser le bourreau en s'effaçant sous les coups, en le contraignant à frapper à bout de bras. Quant à moi, pour la première fois, je me rebiffai. Folcoche reçut dans les tibias quelques répliques du talon et j'enfonçai trois fois le coude dans le sein qui ne m'avait pas nourri. Evidemment, je payai très cher ces fantaisies. Elle abandonna tout à fait mes frères, qui se réfugièrent sous une console, et me battit durant un quart d'heure, sans un mot, jusqu'à épuisement. J'étais couvert de bleus en rentrant dans ma chambre, mais je ne pleurais pas. Ah ! non. Une immense fierté me remboursait au centuple.
      Au souper, papa ne put ne pas remarquer les traces du combat. Il fronça les sourcils, devint rose... Mais sa lâcheté eut le dessus. Puisque cet enfant ne se plaignait pas, pourquoi rallumer la guerre ? Il trouva seulement le courage de me sourire. Les dents serrées, les yeux durs, je le fixai longuement dans les yeux. Ce fut lui qui baissa les paupières. Mais, quand il les releva, je lui rendis son sourire, et ses moustaches se mirent à trembler."

Cet extrait met en évidence le grand talent de Bazin pour tirer le portrait de ses personnages, en quelques lignes, quelques mots, même. Voyez les différentes expressions qu'il emploie pour désigner la mère : du froid "Mme Rezeau" à l'enfantin, mais non moins cruel, "Folcoche", sans parler de cette acerbe périphrase, "le sein qui ne m'avait pas nourri", ou de la condamnation sans appel qu'il réserve à son frère qui ose, trahison suprême, nommer cette femme "maman". Tout est dit, ainsi que l'impression qu'autour du narrateur tous se dérobent aux faits, et à la vérité. Quant à la "fierté" de l'enfant, elle se révèle, au fil des épisodes, être un désir - presque un besoin - constant de se mesurer à cette mère qu'il hait. Comme Frédie, l'aîné, répond à son frère : "Pour une fois que nous ne l'avons pas sur notre dos, fiche-nous la paix avec cette femme ! Tu gueules toujours contre elle, mais, ma parole ! on dirait que tu ne peux pas t'en passer." Et le narrateur d'écrire : "Effectivement. Jouer avec le feu, manier délicatement la vipère, n'était-ce point depuis longtemps ma joie favorite ? Folcoche m'était devenue indispensable comme la rente du mutilé qui vit de sa blessure."

J'ai l'air de m'être lancée dans une étude de texte, avec arguments et exemples, mais je voulais surtout dire que le récit du rapport entre la mère et l'enfant m'a passionnée du début à la fin, et que je l'ai découvert finalement plus subtil que ce que je croyais à la lecture de seuls extraits.

Malheureusement, j'ai découvert en même temps des passages plus retors, de nombreuses références au contexte politico-social de l'époque, qui, au lieu de m'aider à plonger dans l'univers de cette famille née d'une alliance entre deux bourgeoisies, m'ont surtout donné des complexes quant à l'étendue de ma culture historique. Je pense qu'un peu de documentation sera nécessaire avant toute relecture. 

On sort de cette lecture les yeux très secs, car on découvre un personnage au caractère aussi dur que les peines qu'on lui inflige. C'est vraiment cette dureté que j'ai retenue. J'apprends à la fin de ma lecture qu'il y a une suite, La mort du petit cheval, dans laquelle le héros peine à trouver le bonheur, même éloigné de sa mère. L'éditeur écrit : "Des années de haine ne l'ont pas préparé à l'amour et il faudra qu'il fasse son apprentissage." Or, c'est vraiment de cela qu'il s'agit : un enfant tout entier modelé par la haine, et, avant tout, par la sienne, celle qu'il a éprouvée toute sa jeunesse et qu'il recrache dans les pages de son récit, comme du venin, ciselé bien sûr par la force de l'écriture. La vipère, n'est-ce pas lui aussi ? 

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Commentaires
E
Cet extrait est page combien
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M
Décidément... Tombée sur ces mots de Prévert, j’ai pensé qu’ils pourraient éventuellement entrer en résonance avec la présente discussion. Il me semble, en effet, que ce poème reflète également le rapport d’un adulte à son enfance meurtrie qui ne cesse de le hanter. (Quoi qu’il en soit, les derniers vers sont, je trouve, particulièrement poignants.)<br /> <br /> <br /> <br /> Le petit homme qui chantait sans cesse<br /> <br /> le petit homme qui dansait dans ma tête<br /> <br /> le petit homme de la jeunesse<br /> <br /> a cassé son lacet de soulier<br /> <br /> et toutes les baraques de la fête<br /> <br /> tout d’un coup se sont écroulées<br /> <br /> et dans le silence de cette fête<br /> <br /> dans le désert de cette fête<br /> <br /> j’ai entendu ta voix heureuse<br /> <br /> ta voix déchirée et fragile<br /> <br /> enfantine et désolée<br /> <br /> venant de loin et qui m’appelait<br /> <br /> et j’ai mis ma main sur mon cœur<br /> <br /> où remuaient<br /> <br /> ensanglantés<br /> <br /> les sept éclats de glace de ton rire étoilé.<br /> <br /> (Jacques Prévert, « Le miroir brisé », Paroles.)
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M
Après lecture, je souscris à l’image des « yeux secs ». Comme toi, je n’ai pas l’impression que Bazin recherche l’apitoiement du lecteur – en tout cas, pas sur le sort de Jean, lequel, jamais, n’est un héros.<br /> <br /> <br /> <br /> Certes, Paule Rezeau-Pluvignec apparaît d’emblée comme une « contre-mère » (expression du narrateur). Et l’on a vite fait de lui associer la vipère du titre. Ce rapprochement, du reste, établi par le narrateur d’entrée de jeu (« Elle avait de jolis yeux, vous savez, cette vipère, non pas des yeux de saphir comme les vipères de bracelets, je le répète, mais des yeux de topaze brûlée, piqués noir au centre et tout pétillants d’une lumière que je saurais plus tard s’appeler la haine et que je retrouverais dans les prunelles de Folcoche »), ne cesse de revenir au fil des pages tel un leitmotiv : la métaphore filée de la vipère structure, en effet, l’ensemble du roman. Précisément, il ne faudrait pas oublier que l’histoire est retracée à travers le seul point de vue de Jean. L’on n’a donc point accès à l’intériorité de la mère…<br /> <br /> Or, c’est bien Jean qui, dès le début, terrasse un vrai serpent. Pire : c’est encore lui qui remporte la « pistolétade », donc impose ses yeux de vipère.<br /> <br /> Folcoche et Brasse-Bouillon brassent en fait le même venin. Jean assume même cet héritage, et à plusieurs reprises – par exemple, dans les phrases suivantes : « Quels sont du reste les qualités et surtout les défauts que je ne tienne pas d’elle ? » ; « Je suis bien ton fils si je ne suis pas ton enfant » (tout est dit !) ; « Folcoche est comme moi. La réciproque serait plus conforme à la vérité biologique, mais, ainsi présentée, ma proposition a le mérite de ne pas souligner la dépendance de mes chromosomes envers cette personne. » D’où des sentiments ambivalents, pas seulement d’aversion – et peut-être aussi une paradoxale complicité. Alors qu’il trouve faible son père qui le déçoit et qu’il paraît mépriser par moments, Jean éprouve une certaine admiration pour sa mère. « Je suis assez fier de nous deux », va d’ailleurs jusqu’à déclarer le narrateur adulte (et l’on pourra noter ici la présence significative du pronom « nous »).<br /> <br /> Mais la rage de destruction, qui permet d’abord à l’enfant de survivre puis de s’affirmer dans le rapport de force qui l’oppose à sa mère, ne semble malheureusement pas devoir disparaître lorsque Jean réussit à négocier sa liberté (comprendre : partir au collège avec ses frères, autrement dit, quitter la demeure familiale et, ce faisant, s’éloigner de Folcoche). En témoigne, à la fin du livre, son implacable credo : « Je suis, je vis, j’attaque, je détruis », philosophie de vie qui montre à quel point la personnalité de Jean est entièrement façonnée par la haine. Peu avant le dénouement, quand l’adolescent, les sens en éveil, choisit de conquérir sa voisine Madeleine, il ne peut s’empêcher de rapporter cette action à sa mère. Il pense ainsi : « Je te néglige, ma mère, depuis quelque temps. […] Ce n’est pas mauvaise volonté de ma haine. […] Mais c’est aussi contre toi. Ne dis pas que cela n’a aucun rapport. Tu n’es qu’une femme, et toutes les femmes paieront plus ou moins pour toi. J’exagère ? Écoute… L’homme qui souille une femme souille toujours un peu sa mère. On ne crache pas seulement avec la bouche. » On l’aura compris : la rancune accumulée pendant son enfance, Brasse-Bouillon va la garder encore un temps. Sa vengeance s’exercera notamment à l’encontre des femmes – non sans un relent de misogynie. On en a un aperçu désolant lorsque Jean amadoue (je ne peux me résoudre à employer le verbe « séduire ») pitoyablement, minablement, cruellement, Mado. <br /> <br /> Ne croyant « plus à rien, ni à personne », Jean, enfin libre (?), part alors vers son destin. Il est devenu « celui qui marche, une vipère au poing » (derniers mots du texte) – l’insoutenable amertume du passé lui collant dorénavant à la peau, une peau de serpent, dont il n’est pas sûr que le jeune révolté veuille un jour se débarrasser.
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L
Voilà, pour ce qui est de la violence et de la haine, tu complètes ce que j'ai cherché à dire. C'est pour cela que je parlais de "yeux secs" : ce n'est pas l'apitoiement du lecteur que Bazin recherche, me semble-t-il, mais bien un sentiment mêlé de tristesse et, presque, d'horreur, face à cette double haine. Folcoche est vipère, mais son fils aussi, car c'est son fils. <br /> <br /> Merci pour l'info sur le diptyque qui serait en fait trilogie !
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M
Voilà des années que ce roman autobiographique, « écrit au coin d’une table en quarante-cinq jours » – anecdote contée par Mme Bazin –, a rejoint ma pile à lire… sans la quitter. Mais ton post va peut-être enfin changer la donne, qui m’a donné envie de découvrir l’écriture d’Hervé Bazin, ne serait-ce que pour rencontrer d’autres formules aussi percutantes que celle que tu as soulignée : « […] j’enfonçai trois fois le coude dans le sein qui ne m’avait pas nourri. » Tout est dit (et tu en même temps) : quelle forte charge émotionnelle…<br /> <br /> Si je n’ai pas encore lu ce texte, j’ai, en revanche, visionné l’adaptation cinématographique de Philippe de Broca (2004). C’est Catherine Frot qui interprète la mère glaciale et elle est re-mar-qua-ble ! Je me rappelle effectivement, et cela est d’autant plus intéressant, que la violence ne caractérise pas la seule figure maternelle. Le protagoniste éprouve lui aussi un ressentiment qui ne cesse de grandir. La haine ardente qu’ils se vouent mutuellement coule dans leurs veines à tous deux, lien de filiation viscéral. Je me souviens d’ailleurs de cette phrase qui dit beaucoup de choses : « De tous mes fils, tu es celui qui me ressemble le plus ! » <br /> <br /> Dernier mot sur la suite. Il me semble qu’il s’agit même d’une trilogie et qu’après « La mort du petit cheval » suit « Le cri de la chouette ». Pas lus non plus mais je crois bien avoir vu quelque part qu’on en apprend alors davantage sur la vie de ce personnage complexe qu’est la mère et sur ce qui pourrait être une clef de sa méchanceté.
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