Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
La petite Mu qui plume
29 avril 2016

Humeur : Laissez-nous nos livres !

laissez nous nos livres

 

Voilà, c'est un coup de gueule que je voulais pousser depuis un moment. 

Ca a commencé avec l'adaptation de Nos étoiles contraires. Je remets les choses dans leur contexte : je suis enseignante, une déformation professionnelle fait que, quand j'ai lu et aimé un livre jeunesse, j'ai envie de le faire lire à mes élèves. Voire, je dois leur faire lire des choses (se référer à mes articles sur la lecture cursive). Et ce n'est malheureusement pas un cliché de dire que la lecture n'est pas une activité spontanée, en tout cas pour les adolescents que je connais. Les images, télévisées, cinématographiques, Youtubisées, jeuxvidéosées, constituent une rude concurrence. Donc, proposer dans une liste de lectures obligatoires un titre qui a été adapté en film, c'est risqué. C'est surtout très frustrant et décevant de se dire que l'élève est passé à côté d'un roman formidable, quelle que soit d'ailleurs la qualité de l'adaptation. On sait tous que Harry Potter en films, par exemple, ce n'est pas pareil, ne serait-ce parce qu'aucun film commercialisable en salles ne peut égaler les 850 pages du tome 6. Et que, bien sûr, la psychologie des personnages prend un sacré coup avec le passage sur écran. Alors, même si je ne suis pas une inconditionnelle de Nos étoiles contraires en livre (que je trouve en dessous des autres romans de John Green, lire ici), l'écriture de John Green reste à part dans la littérature jeunesse, et elle vaut la peine d'être découverte. Si elle peut rendre les jeunes lecteurs accros et leur donner envie d'enchaîner avec Alaska ou Will and Will, c'est parfait. Mais le film n'aura pas ce pouvoir-là. Il met en avant l'histoire, les personnages, mais rien ne pourra rendre le style de l'écrivain. (Et je ne vous dis pas comment j'étais déprimée en voyant les affiches pour La face cachée de Margo.)

J'avais déjà rencontré ce problème avec les contes. Difficile d'en trouver que les élèves ne connaissent pas par le biais d'un Disney ou d'une autre production animée ; cela restait le cas du Magicien d'Oz, jusqu'à ce que Disney s'en empare aussi. Alors, là encore, même si ces adaptations dénaturent, voire revisitent entièrement le conte initial, cela n'empêche pas de donner aux élèves l'impression de connaître, et donc, de leur ôter l'envie de lire "la même chose" sans les images. (Voire, de les faire protester catégoriquement que ce qu'on leur fait lire, ce n'est "pas la vraie histoire".)

J'en étais là de mes considérations lorsque je suis tombée en librairie (c'était il y a plus d'un an) sur l'un des livres fétiches de mon adolescence, Le passeur, de Lois Lowry, avec un bandeau : Maintenant au cinéma !

Alors là, c'était trop ! Pas lui, pas ce chef-d'oeuvre de roman d'anticipation avec son univers tellement étrange ! Tout le principe repose sur les souvenirs que le passeur transmet à Jonas, le héros, pour qu'il devienne à son tour le dépositaire du passé de l'humanité. Comment peut-on mettre des images là-dessus, puisqu'il s'agit de pensées ? Comment transmettre à l'écran les souvenirs sensoriels tellement importants pour Jonas, lui qui vit dans un monde où la douleur comme le plaisir physique n'existent tout simplement pas ? Impossible ! 

Qu'on s'entende bien, je ne dis pas que ces films sont forcément mauvais. Pour être parfaitement honnête, je n'ai pas vu ces adaptations dont je parle (sauf Harry Potter, et encore, pas toutes). Parce que j'en ai fait le choix. Mais nos ados, plongés qu'ils sont dans ce monde d'images, et pris dans la pression du groupe, ils ne l'ont guère, ce choix. 

Et puis tout ça me questionne. Les scénaristes seraient-ils arrivés à bout de souffle dans leur imagination ? Mais alors, pourquoi les romanciers ne le sont-ils pas ? N'y aurait-il pas là, plutôt, une énorme paresse intellectuelle, doublée d'une course à la rentabilité ? Pas besoin de créateur, il suffit de regarder les chiffres des ventes littéraires, on contacte l'auteur, et paf, un film. Sauf que le danger est grand : le cinéma comme la littérature sont en train de perdre leur statut d'art à part entière. Ils deviennent des formes d'expression réduites à leur fonction narrative, et à un unique rôle de divertissement. S'il y a une histoire, peu importe qu'elle soit en mots ou en images. Que devient alors le pouvoir du style ? Il existe, pourtant, que ce soit dans l'écriture ou dans la réalisation. Et on est en train de le nier complètement. Pour rester dans la problématique de la jeunesse, on est en train de faire croire à nos adolescents, encore une fois, que tout se vaut. C'est le même problème que je rencontre lorsqu'une illustration présente en marge du texte que j'étudie avec les élèves mobilise davantage leur attention que le texte en lui-même. J'ai un mal fou à leur faire comprendre qu'il s'agit de deux oeuvres différentes, chacune avec leur spécificité et leurs qualités, mais que l'une ne remplace pas l'autre. C'est aussi, j'ose aller jusque là, le même problème que le langage : un mot pour un autre, deux orthographes différentes, pour les élèves, peu importe, "c'est pareil". 

Je rêve donc qu'à l'avenir, les écrivains fassent des livres, les réalisateurs des films, les peintres des tableaux, les photographes des photos, et que l'art continue à grandir parce qu'il n'est pas un, mais multiple. 

Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité
Lecture en cours

 

Le royaume de Kensuké

Visiteurs
Depuis la création 97 491
Publicité