Le passeur
(Je plume sur une vieillerie, afin de compléter les liens des mes listes de lectures cursives . Dorénavant ces lectures datées seront signalées par un [Vieillerie] au début du message.)
Ce livre a toujours été une référence pour moi. Le principe en est très simple : l'auteur a créé un univers (qui se situerait à une époque indéterminée, mais après la nôtre) dans lequel sensations et émotions ne font quasiment plus partie de la vie des hommes. Un enfant se fait mal ? On lui donne un comprimé rudement efficace : à peine a-t-il eu le temps de connaître un semblant de douleur qu'elle a déjà disparu. Même le désir sexuel est contrôlé par une autre pilule, non pas contraceptive (le problème ne se pose de toute façon pas : seules certaines femmes de la société peuvent enfanter, les "mères porteuses", considérées comme inférieures par le reste des habitants), mais tueuse de fantasmes. On doit confesser ses rêves en famille au petit déjeuner. On ne doit pas mentir. Enfin (même si la liste est loin d'être finie), on ne peut pas connaître le plaisir d'hésiter entre une pomme rouge et une pomme verte, car les couleurs n'existent plus. Plus exactement, on n'arrive plus à les percevoir.
Dans ce monde, un personnage détient des connaissances que nul autre ne possède : c'est le Passeur. Lors de la cérémonie de ses douze ans, âge auquel le Conseil attribue définitivement une fonction sociale à tout adolescent, Jonas apprend qu'il a été choisi pour être le nouveau Passeur. Rien ne sera plus comme avant pour lui ; ou plutôt, peu à peu, tout redeviendra comme avant - avant que le monde dans lequel il vit n'ait été affadi et rigidifié.
La qualité de ce genre de roman tient évidemment beaucoup à la cohérence de l'univers créé. Sur ce point, rien à redire : les détails sont magistralement coordonnés. Tout y est réaliste à en faire parfois froid dans le dos. On ressent, avec Jonas, cette impression d'enfermement - dont il ne peut prendre conscience qu'après avoir découvert qu'il a existé autre chose, et qu'il existe peut-être encore autre chose, ailleurs.
Ecrit dans un style sans difficulté, ce livre est pour moi une très grande oeuvre à partager avec nos élèves, idéale pour enrichir une réflexion sur l'utopie ou la contre-utopie, la frontière entre les deux étant parfois très mince. On peut y lire aussi une réflexion sur le totalitarisme, même si finalement rien n'est centré sur le pouvoir, dont on ne sait pas vraiment, d'ailleurs, qui le détient - hormis les membres du Conseil. C'est enfin une très belle histoire sur le plaisir, le bonheur ; sur la vie, tout simplement.
A lire et à faire lire !