Je déteste Stéphane Servant. Il m'énerve. Mais vraiment. En fait, je vous expliquer pourquoi il m'énerve : il a écrit un livre que j'aurais voulu écrire. Déjà, France 2, avec la série Trapped, m'avait volé mon idée de thriller en huis clos sur une île scandinave... Bon, je m'égare. Mais, ce roman, La langue des bêtes, il concentre effectivement tout ce que j'aurais eu envie de mettre dans un roman : la forêt, les animaux sauvages, le cirque, les monstres, le choc des cultures. Tous les univers qui me parlent, m'attirent, que je cherche un peu partout dans mes découvertes culturelles.
Avant de vous parler de ce roman, une petite parenthèse sur Stéphane Servant : c'est un auteur que j'ai déjà rencontré deux fois, mais sans faire le lien. La dernière fois, c'était récemment, avec l'album Purée de cochons. Mais je l'avais déjà lu dans Chat par-ci, Chat par-là, un de ces formidables petits romans de la collection Boomerang, aux éditions du Rouergue : des romans qui se lisent à l'endroit, à l'envers, avec des histoires qui se répondent entre elles, dont j'ai parlé la dernière fois. Pour ce qui est de Stéphane Servant, c'est donc un auteur assez surprenant, dont on a l'impression qu'il se glisse dans plusieurs plumes, tant ses textes ne se ressemblent pas. L'album Purée de cochons joue surtout sur l'humour et le jeu avec les classiques des contes pour enfants, pour les plus jeunes. Chat par-ci, Chat par-là amène plutôt à une réflexion sur la tolérance, l'entraide, l'acceptation de l'autre, sous des airs de récit léger, adressé à des lecteurs "cycle 3" (en langage Education Nationale, ça veut dire "CM1-CM2-6e). Quant à La langue des bêtes, c'est un roman bien plus conséquent, également aux éditions du Rouergue, mais pour les plus grands.
On y raconte l'histoire d'une ancienne troupe de forains. Ancienne, car, pour une raison qui ne sera expliquée qu'à la fin, mais qu'on devine peu à peu, le cirque a dû fermer ses portes aux spectateurs. Le chapiteau semble s'être définitivement posé dans un endroit qu'on appelle le "Puits aux anges", en lisière de forêt. Mais la poésie de ce nom est rattrapée par la dure modernité : la forêt et le Puits aux anges sont en passe d'être rasés, pour laisser place à une autoroute.
Voici pour la situation initiale. Et les personnages ? Leurs noms sont une histoire à eux seuls : il y a Belle, la mère ; Petite, la petite ; le Père, le père ; Major Tom, le nain ; Pipo et son lion Franco ; Colodi le marionnettiste. Beaucoup d'adultes, certains éreintés par la vie et les hommes, et une seule enfant, qui fait tout pour ne pas grandir et, surtout, pour ne pas oublier les histoires.
Car le fil conducteur de ce récit envoûtant est là : Petite croit aux histoires que les adultes lui racontent, elle veut, elle aussi, en raconter, et elle est persuadée que, le jour où tout le monde les aura oubliées, alors la Bête viendra se repaître de la solitude et de la souffrance qui régnera au Puits des Anges. Face aux gens du Village, puis de la Ville, qui les appellent ou les excluent, face aux mystères que portent en eux les adules qui l'entourent, face à cette mystérieuse Bête qui rôde dans la forêt et qui fascine autant qu'elle effraie, Petite lutte. Elle veut transmettre les histoires, comprendre pourquoi les bêtes ne parlent plus, renouer des liens qui n'existent plus.
C'est un roman extrêmement riche et profond que Stéphane Servant nous livre. Avec une langue d'une rare poésie, il dit la forêt et ses mystères, la solitude humaine, l'exclusion et l'amour, l'archaïsme et la modernité. On se laisse bercer de chapitre en chapitre, dans une histoire assez tortueuse : je me suis un peu perdue dans le dernier tiers du livre, mais finalement, n'était-ce pas l'intention de l'auteur ? On se perd avec les personnages, on se retrouvera (peut-être ?) avec eux.
Je le disais plus haut, j'ai rarement lu un livre qui rassemble autant de mes thèmes et univers de prédilection. Et j'ai aussi été convaincue par l'écriture. Je parlerai donc vraiment de chef-d'oeuvre pour ce roman découvert plutôt par hasard. Et je me réjouis d'avance de découvrir ses autres romans, dont on dit aussi le plus grand bien sur la Toile. En parlant de Toile, j'ai découvert deux blogs bien sympathiques avec des articles très enthousiastes aussi sur ce roman : c'est chez Keskonlit, et chez Bob et Jean-Michel.